Commission Rouleau : « Il y avait une grande menace à l’économie canadienne » | Commission d’enquête sur l’état d’urgence
Chrystia Freeland a commencé son témoignage en rappelant le contexte des mois précédant les manifestations de février 2022. À l’époque, le Canada craignait déjà une guerre commerciale avec les États-Unis, qui eux étaient en train d’élaborer le Build Back Better Act, un projet de loi qui voulait donner des incitatifs financiers aux constructeurs automobiles pour qu’ils fassent construire leurs véhicules en sol américain.
Les manifestations, a-t-elle souligné, notamment sur le pont Ambassador à Windsor, donnaient un argument de plus aux Américains pour encourager le protectionnisme dans l’industrie automobile. Plus cela durait, plus le risque était grand que les États-Unis perdent confiance en nous et que nos relations commerciales soient irrémédiablement endommagées. Et plus le risque était important que les investisseurs étrangers fassent une croix sur le Canada.
« Pour la première fois, les Américains voyaient une lumière jaune qui clignotait au Canada et qui disait que la chaîne d’approvisionnement canadienne pouvait être un problème pour les États-Unis. J’ai compris à ce moment-là que le danger n’était pas le tort immédiat, mais le tort irréparable dans nos relations commerciales avec les États-Unis. »
La république de banane du Canada
et l’inquiétude des grandes banques
Les inquiétudes de Chrystia Freeland se sont ensuite confirmées lors d’une rencontre avec les directeurs des grandes banques du Canada le dimanche soir précédant l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence. Une rencontre tout à fait inhabituelle
, a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises la ministre, prouvant selon elle l’urgence de la situation.
Selon le compte rendu de la rencontre, les dirigeants ont souligné que la réputation du Canada était en danger
.
J’ai passé beaucoup de temps aux États-Unis la semaine dernière, et les gens nous traitaient de « blague », a dit l’un d’entre eux. Un investisseur m’a dit : « Je n’investirai plus un sou dans votre république de banane du Canada ».
« J’ai compris qu’il y avait une grande menace à l’économie canadienne. Cela menaçait les investissements au Canada [et] les investissements, c’est le talon d’Achille du Canada. »
Une réduction des investissements se traduirait par la perte d’emplois de Canadiennes et de Canadiens, pourrait réduire le niveau de vie général des Canadiens. […] Et moi, je devais mener la barque, j’ai une responsabilité importante et profonde vis-à-vis des Canadiennes et des Canadiens
, a-t-elle ajouté, émue et les larmes aux yeux. Désolée, je m’emporte.
Il fallait absolument trouver un moyen de mettre un terme à tout cela.
Le gouvernement Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février 2022 pour mettre fin à un rassemblement réunissant des camionneurs et d’autres manifestants opposés aux mesures sanitaires liées à la COVID-19, qui ont paralysé le centre-ville d’Ottawa du samedi 29 janvier au dimanche 20 février.
Cette loi – adoptée en 1988 pour succéder à la Loi sur les mesures de guerre – prévoit notamment qu’une enquête publique doit a posteriori se pencher sur les circonstances ayant mené les autorités à prendre une telle décision.
Tout ce que l’on pouvait utiliser était déjà utilisé
Chrystia Freeland était notamment responsable des pouvoirs économiques d’urgence accordés aux banques et autres institutions financières pour geler les comptes des participants au convoi de la liberté
.
Et le ministère des Finances du Canada arrivait au bout de ses ressources pour empêcher une chute libre de l’économie
, a défendu Mme Freeland.
Deux voies étaient possibles. D’abord, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), qui est le centre de toutes les transactions financières, du blanchiment d’argent, etc.
. Mais l’absence de pouvoir exécutif du CANAFE offrait des possibilités limitées, a argué la ministre.
Ensuite, est-ce que la loi sur les banques aurait permis de geler des comptes, et ainsi encourager de façon pacifique
les manifestants à quitter les lieux? Cette option n’était pas assez rapide, a soutenu Freeland, dans un contexte où les menaces grandissaient vite
, parce que ça prend du temps de changer des lois au Canada
.
Nous avons regardé les outils disponibles à ce point-là et en sommes arrivés à la conclusion que tout ce que l’on pouvait utiliser était déjà utilisé
, a expliqué la ministre Freeland.
Des premiers comptes ont finalement été gelé après l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, soit le 17 février.
Son témoignage sera suivi de ceux de trois employés du bureau du premier ministre Justin Trudeau, soit sa cheffe de cabinet Katie Telford, Brian Clow et John Brodhead.
Le premier ministre lui-même devrait comparaître vendredi, dernière journée de la phase factuelle
des audiences publiques de la Commission, qui se seront étalées sur un peu plus de six semaines.
Mercredi, le ministre de la Justice David Lametti, la ministre de la Défense nationale Anita Anand et le ministre des Transports Omar Alghabra ont témoigné devant le juge Paul Rouleau.
Le manque de transparence du ministre Lametti a été décrié après son passage. Ce dernier, en tant que procureur général – et donc de conseiller juridique auprès du gouvernement –, a invoqué à plusieurs reprises le secret professionnel de l’avocat pour justifier son refus de dévoiler les bases juridiques sur lesquelles repose la décision du gouvernement fédéral d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence l’hiver dernier.
Le témoignage de David Lametti a, à tout le moins, permis de comprendre sa propre lecture de la Loi sur les mesures d’urgence. M. Lametti a plaidé que le gouvernement n’avait pas à se limiter à la définition de menace à la sécurité nationale du SCRS, car, en fin de compte, le pouvoir décisionnel demeure entre les mains du Cabinet.
Mardi, c’est le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, qui a répondu aux questions des procureurs. Il a notamment fait savoir que le risque de basculer dans la violence armée
et d’assister à des pertes de vie
au blocage de Coutts avait fini de le convaincre de la nécessité d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.
Cette dernière semaine de témoignages avait commencé lundi avec celui du directeur du SCRS, David Vigneault, qui a confié avoir recommandé à Justin Trudeau de décréter l’état d’urgence même si son organisation avait déterminé qu’il n’y avait pas de « menace à la sécurité nationale » au sens de la loi.