
« Exit, le dernier Noël de mon père »
Nous sommes dans un petit bungalow du quartier des Anglais à Valleyfield. En face, Nicole Lupien, 57 ans, évoque ce dernier repas qu’elle aurait aimé cuisiner pour son père, Robert, 93 ans.
À quelques rues de là, l’eau du Saint-Laurent bouillonne sous le pont Monseigneur-Langlois. La lumière de l’après-midi est laiteuse. Noël est presque là. Noël, machine à faire tourbillonner la nostalgie, le grand remous annuel des grands rendez-vous existentiels.
Ce repas, ça aurait été l’un des derniers moments de qualité avec mon père. Un repas d’adieu. On se serait peut-être même servi une p’tite coupe de vin
, dit Nicole en esquissant un sourire triste. Exit, le dernier dîner de Noël de mon père. L’an prochain, s’il est encore en vie, il ne saura plus qu’il est en vie.
À 93 ans, Robert Lupien n’a plus toute sa tête. L’ancien notaire fait de l’alzheimer.
Six mille cas. Sept mille cas. Huit mille cas, etc. Un virus au nom digne d’un film de science-fiction, des conférences de presse et des nouvelles qui tourbillonnent dans le gris de l’hiver. Nicole Lupien, comme des centaines de milliers d’autres à travers le monde, vit un deuil noyé dans une peine collective qui menace à tout moment de sortir de son lit.
Le 12 décembre, aux Résidences Quatre Saisons de Valleyfield, au moins deux cas de COVID se sont déclarés à l’unité où vit son père.
Nicole a reçu un coup de téléphone qui l’a fait sortir de ses gonds. J’étais furieuse. Une préposée m’annonçait que la santé publique avait décrété que tous les patients devaient rester dans leurs chambres pendant 14 jours en confinement préventif
, raconte-t-elle. Elle m’expliquait que, selon le protocole, même si tous les résultats étaient négatifs, ils resteraient dans leur chambre pendant 14 jours. Y compris à Noël!
, dit-elle, encore en colère.
Nicole Lupien trouvait cette mesure excessive. Le très gros problème, c’est que les résidents qui souffrent de démence ou d’alzheimer ne comprennent pas pourquoi ils doivent rester dans leur chambre. Ça équivaut à garder un enfant de trois ans dans sa chambre et, pour pouvoir le visiter, devoir s’habiller en astronaute.
Le propriétaire des Résidences Quatre Saisons comprend très bien le désarroi des familles. Nous vivons des moments difficiles, mais nous devons suivre les directives de la santé publique
, explique Ronald Vinet, 62 ans, qui précise que ce protocole représente une nette amélioration pour les patients, comparé à la phase un de la pandémie où on envoyait les personnes atteintes à l’hôpital
.
Là, au moins, ils demeurent dans leurs chambres avec du personnel connu et des choses familières
, fait-il valoir, d’un ton où perce toute la lassitude de cette pandémie qui n’en finit pas.
Il ne faut pas être trop dur avec la santé publique ou avec les RPA; vous voulez qu’on fasse quoi? Il faut qu’on suive les directives
, conclut Ronald Vinet. En cas d’éclosion sur une unité prothétique, tous les résidents doivent être isolés, indépendamment de leur statut vaccinal, selon les consignes en vigueur
, confirme d’ailleurs Jade St-Jean, conseillère aux communications du CISSS de la Montérégie-Ouest.
Quelques jours après le début du confinement préventif, monsieur Lupien est tombé dans sa chambre. Il est à l’hôpital et y restera pour Noël. Confinement de 14 jours ou pas à la
RPA, il n’y aura pas de ragoût avec des p’tites carottes accompagnés d’une p’tite coupe de vin avec ses proches à la maison.La pandémie a mis en exergue un fait culturel troublant
, note l’auteure Rafaële Germain qui a vu son père mourir amnésique et qui, aujourd’hui, accompagne sa mère qui souffre de l’alzheimer. Les vieux meurent seuls, loin de leur famille. Je ne connais personne qui garde son vieux père ou sa vieille mère malade à la maison alors qu’il n’y a pas si longtemps, deux ou trois générations, les gens vieillissaient et dépérissaient dans leur famille
, réfléchit Rafaële Germain. Il n’y a plus de relation intime avec la vieillesse, la maladie, la mort
, souffle l’auteure au bout du fil.
À la mort de son père, l’intellectuel George-Hébert Germain, elle avait publié un essai sur la mémoire : Un présent infini : notes sur la mémoire et l’oubli. Dans cet ouvrage, l’essayiste réfléchissait sur notre époque, celle où l’on peut tout stocker dans un nuage virtuel, mais qui, paradoxalement, souffre d’amnésie. Aujourd’hui, l’auteure travaille de nouveau sur un essai à propos de ce vaste sujet de la transmission de la mémoire.
S’il n’y a plus de conversation avec la vieillesse, il n’y a pas de transmission des souvenirs. Notre mémoire collective devient un cours d’eau avec beaucoup d’écluses. Avant, c’était un cours d’eau qui coulait et il y avait un partage intime de la petite histoire et, donc, de la culture et de la grande histoire.
Le lendemain de notre rencontre, Nicole a fouillé dans les papiers de sa famille et m’a envoyé des copies de notes prises par sa grand-mère, Rose-Ann Picotin, à la fin de sa vie. Née en 1905, elle y raconte sa naissance, son enfance, sa vie. Sa petite histoire rencontre la grande. Les deux sont toujours intimes.
Entre le milieu du 19e siècle et le début du 20e, plus de 900 000 Canadiens français ont quitté le Québec pour des raisons économiques et se sont établis en Nouvelle-Angleterre. Le père de Rose-Anne Picotin avait obtenu du gouvernement une terre de colonisation qu’il a dû se résigner à abandonner pour se joindre au flux de migrants.
La principale raison fournie par mon Papa pour expliquer ce changement de mode de vie était que les quatre premiers enfants de la famille étaient des filles et que pour réussir sur une terre de colonisation, il fallait des garçons pour aider le père. En allant aux États-Unis, les filles pourraient travailler dans les usines…
, écrit Rose-Anne Picotin.
Dans ses notes, Rose-Anne Picotin raconte aussi les fêtes de son enfance, la bénédiction paternelle et les bonbons en guise de cadeaux au jour de l’An, puis ce Noël où elle se fiance avec le grand-père de Nicole, Onil Lupien, en 1923.
En 1931, le couple, qui a déjà quatre enfants, quitte New-Britain dans le Connecticut où il n’y a pas d’église française
, souligne-t-elle, pour rentrer au Canada et rejoindre la famille.
Ils trouvent à s’employer dans les industries florissantes de Valleyfield. Je suis allée travailler à la Montreal Cotton
, écrit-elle. Le travail que j’y faisais était le même que dans le Maine.
Son mari Onil, lui, était à la Dominion Textile. Le petit Robert Lupien fréquente alors une école primaire qui a depuis été transformée en résidences pour personnes âgées.
Celle-là même où il habitait jusqu’au moment d’être transporté à l’hôpital à la mi-décembre.
Son histoire et sa mémoire seront emportées dans le courant de cet épisode historique de pandémie, et le deuil de ce dernier Noël que Nicole ne vivra jamais avec son papa se perdra dans la grande histoire comme les traces de pas sur une plage après la marée.